Tableau d’une vie

À Amone Abalhaji Wolf, peintre des âmes

On dit que l’espoir fait vivre. C’est faux. L’espoir peut tuer, broyer, anéantir une vie. Il peut briser une famille, séparer des amis. L’espoir est dévastateur. Ne sous-estimez jamais son pouvoir.

On m’appelle Amone Wolf. Mon histoire commence à l’heure où le soleil embrase le ciel, dans une petite ville du sud d’Israël. J’habite une petite maison aux murs de chaux blanche, blottie contre les dunes en bordure de la ville. La vie y est merveilleuse. J’ai une famille qui m’aime, des frères qui toujours évaluent leur supériorité dans des jeux affectueux, des amis précieux qui servent d’arbitres dans nos éternelles rivalités mais qui sont toujours prêts à offrir leurs épaules les jours de tempêtes. Tous nos rêves mènent à une vie heureuse. Quand on sera grand on sera architecte, professeur ou médecin. Je nourris même le secret désir d’être artiste peintre. On construira ensemble l’avenir de notre pays. C’est l’époque du bonheur pur, des projets et de l’insouciance. Amone Wolf s’appelle alors Amone Abalhaji. On dit que les noms sont des fenêtres sur l’âme. Si c’est le cas, le mien m’a prédestiné à celui que je deviendrai. Amone Abalhaji. L’artiste qui est allé en pèlerinage. Plus tard, la violence du loup me sera également associée.
Un matin la guerre est arrivée, on ne sait même plus comment. Il y a toujours eu des tensions assombrissant nos beaux projets. J’avais eu l’espoir que cela pourrait changer. Les bombes se mettent à pleuvoir, lâchées depuis le ciel par des meurtriers invisibles. Tuer à distance est tellement plus facile. Plus jamais ma famille déchirée ne rira. Le monde avait peur de nous, nous accusait sans nous connaître. Alors que nous cherchions l’espoir, il nous envoyait sa haine. Les idéologies se mélangent, s’espionnent, s’assassinent. Je ne crois pas comme eux, je suis un paria.
Autour de moi règne l’incertitude, le doute, l’angoisse et l’inquiétude. Autour de moi les corps sont éprouvés, les vies meurtries et les cœurs fatigués. Mais moi je le sais, une vie nouvelle nous attend ailleurs. Une vie de paix et non de souffrance. Pourtant le chemin qui y mène est sinueux et semé d’embûches. On dit que des passeurs font traverser la mer à ceux qui en ont le courage et l’argent. J’espère que c’est vrai. Car c’est ma seule chance de m’en sortir.

Dans l’obscurité profonde, c’est la tempête à l’infini. Nos peurs n’ont d’échos que la nuit lancinante. L’eau pénètre partout, transperce les maigres habits, inonde nos chaussures. Le vent fait danser la barque, s’envoler les chapeaux, nous retirant toute protection contre la pluie. Les femmes transies et hagardes protègent de leur corps leurs enfants terrorisés. Le silence désespéré de ces êtres déracinés, sans patrie ni identité, hurle plus encore que la tempête qui fait rage. Jamais l’espoir n’a été aussi proche, jamais l’espoir n’a été aussi fragile. Bientôt il ne restera rien. Rien que quelques corps brisés sur les rochers. Une vague plus acharnée que les autres fait tanguer dangereusement notre embarcation, puis une autre prend le relais, puis une autre encore. Les éléments redoublent de violence. Une dernière lame l’emporte sur la barque précaire. Nous sommes projetés au cœur du tumulte. Les cris longtemps retenus déchirent l’air glacé. Je ne sais plus où je suis. Je nage désespérément, mais sans savoir si chaque brasse me rapproche ou m’éloigne de la surface. L’eau m’aveugle, entre dans mes poumons douloureux, m’étouffe. La vie me fuit lentement. Mes mouvements se font plus faibles. Sous la surface, la mer semble plus calme. Étrange lieu que ce monde obscur. Ce sera mon tombeau, l’eau salée sera mon linceul. Je me sens étrangement calme. Cette mort qui me faisait tant peur aujourd’hui me semble familière. Les battements de mon cœur s’espacent petit à petit. J’avance apaisé vers la mort souriante.

La mort m’a rejeté sur la plage. La mer elle-même n’a pas voulu du moi. Après mon bref séjour à l’hôpital, on m’a placé dans une vieille maison avec une dizaine d’autres hommes, avec la promesse de s’occuper rapidement de mon cas « préoccupant ». Voilà maintenant des mois que je patiente ici. Je ne me plains pas. Chaque soir des centaines d’immigrés dorment dehors sans aucune aide. Je suis conscient du privilège qui m’a été accordé. Cependant, l’oisiveté me tue. Tous les matins je me lève pour voir s’égrener les heures seconde après seconde. Faute de projets concrets, mes pensées me dévorent. Ma famille hante mes souvenirs. Je n’ai aucune nouvelle d’eux depuis mon départ. Je ne me fais pas trop d’illusions : je sais que dans mon pays la guerre fait rage comme jamais. À mes doutes on me répond de cesser d’y penser. Le passé est passé, j’ai maintenant une vie nouvelle, inutile de me faire des cheveux blancs. Mais comment pourrais-je oublier l’horreur vue de mes propres yeux ? Oublier serait trahir, renier une génération entière. Il me prend parfois l’envie d’envoyer au cœur de la guerre ces gens nés avec une cuillère en argent à la bouche. Juste pour voir. Mais à quoi bon ?

Je paraphe une feuille après l’autre la pile de documents posée devant moi. Je ne sais pas ce que je signe, seulement que cela va « m’aider à m’intégrer au sein de la belle Allemagne ». Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais il faut bien que je le fasse pour une fois qu’on s’intéresse à moi. Peut-être ont-ils enfin trouvé mon cas intéressant, ou ils avaient simplement besoin d’un lit supplémentaire, qui sait ? À peine ma pile de feuille complétée qu’on m’en apporte une autre. Cette fois-ci, quelques phrases ont été traduites dans ma langue natale. Apparemment, ils ont trouvé nécessaire que je prenne des cours de langue avant d’envisager quoi que ce soit. Il y a donc un futur possible ici ? Aussitôt signé, mon dossier disparaît au milieux des autres qui comme moi n’ont plus que l’espoir comme seule compagne. Il y en a une centaine. Combien au final achèveront leur Integrationsplan, leur plan d’intégration ? Une employée me fait signe de la suivre : « Sie werden jetzt Ihre Sprachklasse integrieren. ». On m’emmène dans une salle où quatre rescapés de tout âge s’acharnent sur un texte. Une femme pétrie de graisse et, je devine, de mauvaise humeur, gesticule et pousse de petits cris aigus que je ne comprends pas : la professeure. Affichant une expression de profond dégoût mêlée à de la frustration à peine cachée, elle me désigne de la tête une place vide, me tend une feuille recouverte de mots incompréhensibles, pointe négligemment un mot parmi d’autres et reprend sa lecture d’une voix froide et exempte de sentiments. Ça y est. Mon intégration commence.
Dans les premiers temps, l’allemand m’apparaît comme une langue barbare, dure et rêche. La professeure ne parle pas l’hébreu, ni l’anglais. Elle déclame à longueur de journée son cours sans un sourcillement, dans un langage qui nous laisse tous perplexes. De temps en temps, elle reprend un mot et l’illustre avec des images dignes de Mathusalem. Et j’imagine d’autres petits êtres revêches avant elle parcourant la terre avec ces mêmes images, répandant culture et civilisation au sein de pauvres tribus malheureuses pour la gloire d’une Europe pourrie. Moi qui était médecin, me voilà relégué au rang des ignorants naïfs. Moi qui voulais construire une société meilleure, me voici le boulet qui la retient dans le passé.

Les cloches sonnent dans l’air frais du matin. Les lourdes portes de chêne s’ouvrent sur des vitraux ensoleillés. Tout cela me semble irréel. Après toute la souffrance endurée ce présent me semble illégitime. L’orgue joue une musique qui se veut joyeuse, les visages solennels me dévisagent. C’est le jour où ma vie renaît, et pourtant je ne me sens pas à mon aise. Avec mon costume trop propre, le pasteur trop religieux, les invités trop curieux, je me sens comme une bête sauvage dans un zoo. Venez voir l’indigène qui a osé apprivoiser la belle ! Tout me crie de fuir. Mais je reste. Pour elle. Elle m’a sauvé, rendu le sourire, rendu la foi en la vie. Cette étoile tombée du ciel est tout ce qui me rattache à ce monde absurde. Nous échangeons nos vœux. L’alliance glisse à mon doigt. Nous voilà marié « bis uns der Tod trennt ». Sur les visages fermés, je devine qu’on me souhaite que cette séparation arrive prochainement. J’entends les murmures susurrés dans mon dos, s’accrocher à mon esprit pour ne plus jamais le quitter. Les plus positifs parlent de « kultureller Umtausch », mais la vérité est tout autre. Ce n’est pas du partage culturel, mais de l’assimilation culturelle que l’on attend de nous. Car la différence ne peut jamais être totalement acceptée. Et soudain, je réalise que mes enfants subiront la haine. Ils connaîtront la peur d’être rejetés, la honte d’être un secundo. La guerre n’en finit pas de briser les hommes. Alors je hurle ma rage au monde. Je peins pour ma famille perdue. Je peins pour mes amis enterrés. Je peins pour tous les rebuts de la société. Je peins pour tous les espoirs tués en plein vol. Je peins par ma vie brisée. Je peins pour la vie.

Je suis vivant, bien vivant. Il en faudra plus pour me faire taire.

Zoé Rossel, 2017, 1er prix 2017